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mercredi 29 octobre 2025 à 05:33

JUSTICE-LIVRE « Qui a tué Virginie ? »

Une vue d’ensemble sur une affaire « pas pensable » : quand la loi française ne dit pas « non »



 

 

« Qui a tué Virginie ? » Ce titre annonce une enquête dun autre genre. Celle quun journaliste, chroniqueur judiciaire, mène dans laprès-coup dune histoire « pas pensable ». Tous les travailleurs sociaux, tous les gendarmes, policiers, tous les magistrats, tous les avocats, tous les psychologues, gagneraient à le lire.

L’auteur leur offre une vue d’ensemble. Or, une vue d’ensemble, c’est précieux, ça peut donner à comprendre ou à réfléchir ce qui échappe dans le moment où chacun n’intervient que selon sa fonction. C’est pourquoi on espère que ceux qui ne lisent « rien sur le boulot en dehors du boulot », tant il est vital de s’aérer l’esprit quand on travaille « dans le dur » tout le temps, dérogeront à leur règle, pour une fois.

« Qui » a tué Virginie ?

Virginie fut tuée par son père, le 7 octobre 2014. Un père incestueux dès les 8 ans de l’enfant, qui fit d’elle sa compagne et la mère de son petit-fils. Le « qui » du titre désigne une foule de personnes qui, par ignorance, par paresse, par opportunité ou par obéissance au discours en vigueur à l’instant T (autrement dit : en faisant ce qu’on leur demandait de faire) ont rendu possible cet assassinat.

A la page 218, on lira : « (…) depuis le déclenchement de l’affaire, les juges, enquêteurs, éducateurs, psychologues ont fait des choix qui ont affecté le cours des choses (…). Et ces choix n’ont pas surgi ex-nihilo, ils sont le produit d’une société qui favorise la perpétuation de ‘l’ordre social incestueux’ » – référence à l’anthropologue Dorothée Dussy*.
Avant de se défendre de ce que ça fait, de lire une telle assertion, on devrait lire le livre pour comprendre ce qu’elle signifie. Ça n’est pas une mise en accusation, c’est un constat. Un constat dont on se défend, justement, tant il est indigeste, inconfortable. Un constat qui agresse ? Raison de plus pour se risquer à découvrir cette terrible histoire éclairée par un regard rigoureux et informé.

La loi française ne dit pas « non »

Julien Mucchielli reprend toute l’affaire. Il est allé rencontrer les survivants de cette famille, les avocats. Il s’est déplacé, s’est rendu sur plusieurs lieux. Il a lu les procédures auxquelles il a pu accéder. Il a assisté au dernier procès.
En arrière-plan, une question insiste à chaque page : comment se fait-il qu’il soit si facile d’ignorer, excuser, minorer, repeindre en rose, l’inceste – pourtant vendu en cours au lycée comme « le tabou », « l’interdit fondamental » ?
On trouve un bout de réponse dans un fait élémentaire : si l’inceste est présenté comme un « tabou » dans les cours de lycée, ou à la fac, eh bien la loi française, elle, ne l’interdit pas franchement. Tuer, c’est interdit, franchement. Voler, c’est interdit. Violer, c’est interdit. L’inceste ? Quand l’enfant est majeur, on le suppose libre de consentir ou pas, et ça débat dans les prétoires. La loi française ne dit pas « non ».

Comment cette histoire prend, grâce au livre, une dimension sociale qui cingle

Le dossier Denis Mannechez, c’est l’histoire d’un homme qui a embarqué toute sa famille dans un délire pervers ivre de domination, de violences, de viols, de maltraitances diverses et variées. C’est l’histoire d’un homme devenu un criminel. C’est aussi l’histoire d’une épouse qui fut complice (auteure) des viols de ses filles et des maltraitances infligées à ses fils, et soumise (victime) au règne de la terreur et d’une sexualité perverse.
C’est aussi l’histoire d’enfants battus, sous-alimentés, terrorisés, et des deux filles violées depuis leurs enfances, dont l’une était « la préférée » du père. Elle deviendra sa compagne. Elle mettra au monde un enfant, leur enfant. Et mourra, après s’être enfin enfuie, retrouvée par cet homme alors possédé par la haine, qui tuera sa fille d’une balle dans la tempe.
Cette histoire ne serait rien d’autre que sordide sans l’énorme travail de Julien Mucchielli pour sortir de l’opacité tous les mécanismes à l’œuvre, au sein de cette famille comme au sein des institutions du pays, qui n’ont pas su être claires tout en essayant de l’être. Tout ce que le journaliste a pu collecter de faits sensibles, de témoignages, s’ordonne dans les différents cadres des différentes procédures et l’histoire prend une dimension sociale qui cingle.

Il faut un courage certain pour ne pas reculer devant ce cloaque

On salue son courage car l’époque promeut massivement, et toute honte bue, le mensonge, la violence, la bêtise, le cynisme, et par voie de conséquence, la lâcheté. Dans ces conditions, travailler à tenir des positions éthiques dignes de ce nom, travailler à faire l’effort de réfléchir, de se battre (y compris contre soi-même) pour y voir un peu clair et dire les choses, eh bien ça demande du courage, un certain courage, oui.

Que se passe-t-il pour que l’inceste, décrié tout autant que la maltraitance des enfants, puisse en réalité, non seulement exister mais trouver une forme de tolérance jusqu’à devenir, dans cette affaire, une histoire d’inceste « heureux » ? (« L’inceste heureux » fut plaidé au procès d’Amiens) Rendre l’inceste « acceptable », au nom des discours de victimes sous terreur et sous emprise et l’absence d’une loi qui confirme l’interdit, qui l’affirme.

La société et son mythe de la famille

On songe à une phrase qu’un des frères dit à Julien Mucchielli lorsque celui-ci l’interroge sur le sort fait à ses sœurs : « On le savait sans le savoir. » C’est exactement ça : on sait mais on sait pas. Pourquoi ? Parce que « savoir », quel que soit le sujet, ça engage. Et ça… il faut pouvoir le supporter, l’assumer, accepter d’aller au bout de ce que ça vous fait vivre. Et ça… personne n’en a trop envie. (On s’adresse aux adultes, pas aux enfants, s’il faut le préciser, ndla)

D’autant qu’en arrière-plan (si vous n’en êtes pas convaincus, lisez donc cet ouvrage), ce qui s’impose, c’est la sainte famille. Toujours. C’est finalement la représentation de la famille véhiculée dans le corps social qui mène tout le monde, pour le malheur des enfants du couple Mannechez comme pour bien d’autres.
Ce mythe a la peau dure. Tout le monde en fait des caisses sur « la famille » comme si c’était ça qui était, au fond, important, comme si chacun de ses membres ne pouvait exister que rapporté au tout du « corps » familial. Négation du sujet, au profit du tout. Comme si une famille était une mini-société, mais non !

C’est ainsi que cette famille-là s’était organisée : nul n’existait en dehors de la soumission au père, lequel ne se référait à rien. Pas de référent, même pas à un principe, à une valeur. Rien. Pas de respect des autres. Rien. Par contre, sa famille donne à voir toutes les apparences requises par le corps social (qui s’en trouve rassuré ?). Un bon niveau de vie, un père qui travaille, une maison, un jardin, de beaux enfants : insérés. On n’est pas dans le champ si facile à aborder des familles « carencées », « dysfonctionnelles », « pauvres », « pas instruites ». Celles-ci, ça va, on a toujours de quoi les juger. Mais celles qui cochent toutes les cases de la convention sociale ? Il peut se passer ce qu’on veut derrière les murs, on n’ira pas s’en soucier.

La manipulation par les (bons) sentiments

Pour preuve : ce Denis Mannechez à l’enfance terriblement abîmée se sert de ça. Il s’en sert comme d’un outil, pour manipuler son entourage. Car, s’il réussit professionnellement, « le pauvre » se plaint beaucoup. Pour sa famille : « il a tant souffert » (page 138). C’est l’argument d’autorité de l’enfance malheureuse. Il peut servir à s’amalgamer les autres, à les plonger dans la confusion pour les mettre à son service à soi.
C’est déjà un peu tordu comme procédé, mais ça marche à fond la caisse : ça n’engage à rien, hein, et puis ça fait bien de dégouliner de compassion. A ceci près que c’est déjà secréter quelque chose de pathogène pour les petits, les enfants, qui ne savent rien et à qui on n’apprend rien, sinon à s’écraser au nom du malheur passé d’un adulte. Le monde à l’envers ? Le monde tel qu’il va, bien souvent.   

Le coût écrasant de certains rêves

Il existe un aveuglement social, « volontaire », écrit l’auteur : tout pour continuer à rêver la famille comme on rêve l’amour, plutôt que de consentir à « savoir » qu’il est préférable de grandir « sans père » plutôt qu’au côté d’un père incestueux. Les pages de « Qui a tué Virginie ? » sur les rapports des services sociaux au moment où les parents étaient en détention provisoire et les fils, placés dans des foyers, accablent, vous êtes prévenus.

Impensé, déni, « indifférence généralisée »

Lutter pour sortir d’un impensé (tant ces questions sont difficiles), pour sortir d’un déni (ce n’est pas parce qu’on en parle beaucoup que ça change quoi que ce soit dans nos esprits respectifs) collectif et singulier, c’est un boulot colossal. « Qui a tué Virginie ? » s’y attelle, sans relâche. C’est un livre terriblement exigeant, de ce point de vue, mais qui se lit aisément.

« Qui a tué Virginie ? » porte sa singularité parce que ce n’est pas un livre de témoignage. C’est un récit augmenté d’analyses, de réflexions et de pistes de réflexions, au fil des pages. L’auteur ne recule devant aucune des difficultés qui pourrait retenir ou modérer sa position et, au détour de certaines pages, se fait incisif, mordant. « La famille est l’institution la plus criminogène » (page 52, l’auteur étaye l’assertion, évidemment), « cette affaire (…) au-delà du manque de formation des personnels de l’éducation, démontre l’indifférence généralisée quant au sort des enfants maltraités ».

Le code civil versus le code pénal

Dans le livre de Julien Mucchielli, il est question de « perversité ». Le mot apparaît à la page 137 sous le stylo d’un expert psychologue** bien conscient, lui aussi, que si le code civil « ne permet pas la confusion des générations » (page 69 : Denis Mannechez n’a pas pu reconnaître l’enfant de Virginie comme étant le sien : on ne peut pas être le père et le grand-père de la même personne. Cela dit, la mère était du même coup la sœur de son propre fils, généalogiquement parlant), la justice pénale, elle, applique des lois dont les textes, s’ils évoluent, restent encore loin d’un cadre clair et rigoureux.

Des avocats dont certains sont peu mordus de déontologie (et dautres, si)

Les pages consacrées aux avocats sont savoureuses. Leur déontologie mise à mal pour le plaisir d’une rhétorique capable de passer de « l’inceste consenti » à « un inceste heureux » est amenée concrètement (et les portraits sont savoureux aussi), pour le kif de devenir une personnalité publique, médiatisée (et donc courtisée), mais aussi par cynisme à l’occasion. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Mais oui.
En face, quelques portraits d’avocat(e)s rigoureux-ses et attaché(e)s à la déontologie qui encadre leur profession, ainsi qu’au serment qu’ils-elles ont prêté. Ceux-ci ressentiront leur impuissance à devenir audible quand en face, le front est dressé.

La justice « inefficace »

Le père est jugé pour viols sur mineures et violence sur ses fils, la mère pour complicité dans les viols. On est en 2011. Le livre relate le procès, les enjeux, le récit concocté aux fins de défense et donne le verdict. En appel, le père est acquitté des violences sur ses fils (auquel le livre rend justice, leur donne place et consistance) et condamné pour les viols de ses filles pendant des années, à 5 ans de prison dont 3 avec sursis, son épouse est condamnée à 4 ans de prison dont 2 avec sursis. Vu les mois de détention provisoire, le quantum restant sera aménagé : c’est la fête.

Tout au long du récit, on rencontre les erreurs ou les manquements des uns et des autres pour une multitude de raisons que le livre courageusement affronte. On note au passage la rigueur de l’auteur qui ne manque jamais d’informer le lecteur de l’état des lois à tel ou tel moment (lois qui conditionnent aussi les décisions judiciaires). L’idée n’est pas d’accuser tel ou tel mais de montrer, en le déployant pour nous, à quoi les choses tiennent, et à quel point les fonctions font chaîne.

Des questions :

Comment la justice peut-elle intervenir si le corps social lui-même n’est pas un peu au clair avec ces questions ? Comment la justice peut-elle être « efficace » quand les textes des lois restent imprécis ?
Comment la justice peut-elle faire office de couteau séparateur (donc salvateur) quand tout le monde (travailleurs sociaux, gendarmes qui ferment les yeux sur la violation d’une interdiction de contact, la victime elle-même qui se range du côté de l’accusé, les avocats qui se saisissent d’un argument pervers au service de la glu familiale qui pourtant a tout détruit, etc.) – quand tout le monde pousse dans le sens inverse ?

Il faut avoir de la considération pour l’institution judiciaire pour ne pas accepter sans mot dire qu’elle faillisse à ce point. On ne peut pas rester chroniqueur judiciaire si on n’a pas peu ou prou la conscience de ce que la tâche de la justice (dont nous voyons pourtant toutes les imperfections, tous les défauts) a de noble. De noble, oui, quand il s’agit d’ouvrir une voie là où elle était fermée, quand il s’agit de trancher pour sortir des victimes de leur confusion, pour sortir l’accusé lui-même de l’opacité dans laquelle il se complaît. De noble, enfin, quand elle concourt à faire œuvre de civilisations en dépit des errements, des bassesses, de tout ce qui fait le lit et la lie de l’humanité.

Un effort dintelligence, au sens éclairant du terme

Cette affaire, comme on dit, est « paroxystique ». Il y en eut d’autres, il y en aura, aussi. A ce point c’est plutôt rare mais on peut, à les analyser, y trouver des leviers de réflexion. Le livre de Julien Mucchielli s’y emploie. C’est qu’il s’agit d’êtres humains, pas d’extraterrestres. On peut se servir de figures « monstrueuses » pour faire frémir le public (Halloween toute l’année), on peut s’en saisir pour faire un retour réflexif : s’il s’agit d’êtres humains, alors il s’agit de nous tous.

Un ouvrage documenté

Ce livre, intelligemment documenté, peut soutenir chacun dans l’effort de penser ce qui est si difficile à penser. Il rappelle que le mot « éthique » n’est pas un mot vain dans ses effets. Il rappelle que celui de « morale » vient servir souvent des intérêts et qu’il peut servir aussi à couvrir des actes que la morale elle-même réprouve, comme on dit. C’est là le comble de la morale.

Virginie Mannechez est morte d’une mort violente donnée par son propre père, le 7 octobre 2014. Son fils n’avait que 12 ans. Denis Mannechez a abattu, le même jour, le garagiste qui employait et hébergeait Virginie, pour la protéger. Il était étranger à toute cette histoire, il était père d’un enfant de deux ans.
Le 19 décembre 2018, Denis Mannechez est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. On le retrouve mort dans sa cellule, deux jours plus tard.

Le livre, disions-nous, se lit bien parce qu’il nous raconte une histoire, mais on en sort éprouvé d’avoir suivi son auteur sur le fil tendu de la rigueur qui l’anime et qui devrait, si on a bien compris, guider chacun d’entre nous.  Alors, qui a tué Virginie ? 

Florence Saint-Arroman

“Qui a tué Virginie ?” de Julien Mucchielli, éditions Globe, octobre 2025

 

(1) Sur les lois et leurs évolutions, on laisse chacun se documenter, y compris sur la loi de 2021, et sur les débats parlementaires en cours qui visent à réécrire les définitions du viol et de l’agression sexuelle, dans le code pénal.

 

*”Le berceau des dominations”, Dorothée Dussy, 2013
**Jean-Luc Viaux auteur de “Les incestes : clinique d’un crime contre l’humanisation”, 2022.

 

 

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