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lundi 20 octobre 2025 à 06:28

La Claudine aime bien le week-end, mais parfois le lundi est le bienvenu.

  Appuyez sur dièse pour désespérer.



 

 

La Claudine voit dans leur disparition et leur éloignement la chronique d’un pays où le service public décroche… mécaniquement

 

Il faut bien l’admettre, malgré les efforts des collectivités locales, dans les villages de Saône-et-Loire, décrocher un rendez-vous administratif est devenu un sport d’endurance. Autrefois, on allait voir Ginette à la Poste : un sourire, un tampon, un “ça ira, je m’en occupe”. Aujourd’hui, Ginette a été remplacée par une voix synthétique nichée dans un serveur vocal, quelque part entre un centre d’appels et le néant.

 

« Bonjour, bienvenue dans votre espace contact. Pour une carte Vitale, tapez 1. Pour toute autre demande, tapez 2. »

Et déjà, l’enfer commence. Ça a le don de crisper la Claudine outre mesure.

La Claudine connait bien le labyrinthe vocal : son cousin, le Marcel, 76 ans, de Saint-Désert, voulait renouveler sa carte grise.
Trois heures plus tard, il n’a parlé à personne, sinon à six robots polis et une flûte de Pan massacrée en boucle.

« J’ai tapé 1, puis 2, puis 3, puis je suis revenu au début. J’ai eu l’impression de jouer au loto administratif », souffle-t-il.

À la fin, la machine lui a lancé : “Toutes nos lignes sont actuellement occupées.”

Marcel n’a pas eu sa carte grise, mais il a gagné un doctorat en patience et une furieuse envie de jeter son téléphone dans le puits. Il est allé dans la ville voisine où un garagiste lui a fait ça, en râlant contre l’informatique, en moins d’une demi-heure, mais bon il a fallu faire la route jusqu’à Chalon.

 

Combien de personnes âgées, ou autres d’ailleurs, se trouvent prises au piège du dièse ? Pour la Tata Yvonne et ses 83 ans, c’est le piège absolu qui l’a laissée désemparée et en colère. Elle voulait signaler un changement d’adresse à la CARSAT. Elle vient d’entrer en Marpa.

La voix au bout du fil, à peine audible, disait : « Appuyez sur dièse. » Tata Yvonne a cru que c’était une blague ! « J’ai cherché sur le téléphone où c’était, le dièse. »

Dix minutes plus tard : “Temps d’attente dépassé. Merci de rappeler ultérieurement.
Depuis, Tata Yvonne tient un petit carnet :
1 = Assurance maladie
2 = Impôts
3 = Allocations
Dièse = panique.

 

La Claudine a toujours été pour le progrès, oui, mais un progrès à visage humain, celui qui depuis quelques années s’installe et fera notre futur est sans visage.

Les campagnes se vident, les guichets ferment, les distances s’allongent, mais tout va bien : la “modernisation” avance.

On appelle ça la dématérialisation.

C’est propre, c’est digital, c’est silencieux.Trop silencieux.

Le citoyen devient un usager sans voix, prié de “se connecter à son espace personnel”.
Sauf qu’à Saint-Berain-sous-Sanvignes, le réseau saute parfois lors des orages, et qu’à 80 ans, on ne « se connecte » pas : on essaie juste d’exister.

 

Le copain de la Claudine l’André, bientôt septuagénaire, a fini par faire sa déclaration d’impôts avec son petit-fils : “C’est le seul qui comprend ce que c’est, un identifiant FranceConnect.”

Pour la Claudine, en fait, l’humain, en présentiel, est devenu une espèce en voie d’extinction.

 

Le service public, jadis enraciné, s’est fondu dans le nuage.
Les administrations parlent désormais le langage des “actifs agiles”, des « mobilités optimisées » et des « solutions connectées ».

Dans ce monde fluide, on valorise la vitesse, la flexibilité, la dématérialisation.
Mais au fond de la campagne, les anciens, eux, n’ont pas bougé : ils continuent d’appuyer sur des touches qui ne mènent nulle part.
Le progrès leur a tourné le dos, — sans même dire au revoir.

 

Et c’est là que tout un chacun, mais certains plus que d’autres, touche du doigt dans son quotidien le théâtre de l’absurde républicain.

On appelle ça “le parcours du combattant sonore”.

Une épreuve sans médaille, où la République vous promène de menu en sous-menu, avant de raccrocher avec bienveillance :

“Je n’ai pas compris votre demande.”

À force, certains renoncent. D’autres s’y résignent. Les plus obstinés espèrent encore qu’un jour, une vraie voix humaine leur répondra — une voix avec un soupir, une hésitation, une écoute.

Mais ce jour-là, on leur demandera sans doute d’appuyer sur étoile pour confirmer leur émotion.

 

La Claudine en est amenée à se dire que le XXIᵉ siècle a inventé le service public sans fonctionnaire, la proximité sans contact et l’écoute sans oreille.
Dans ce monde calibré pour les “nomades connectés”, les immobiles sont devenus des anomalies statistiques.

Et pendant qu’on célèbre la “simplicité numérique”, Yvonne, Marcel et les autres continuent de parler à des robots. Parce qu’ils y croient encore, un peu.
Parce qu’ils espèrent qu’au bout du fil, un jour, quelqu’un, un vrai, décroche. L’espoir c’est la vie.

 

Gilles Desnoix

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