Amende forfaitaire délictuelle pour usage de drogues (AFD)
Fermeté pénale, impasse sanitaire et débat de société
Lors d’un déplacement à Marseille le 16 décembre dernier, Emmanuel Macron a annoncé une nouvelle hausse de l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) pour usage de stupéfiants, portant son montant à 500 euros. Cette déclaration marque une nouvelle étape dans un dispositif mis en place depuis 2020 et devenu central dans la politique française de lutte contre les drogues. Présentée par l’exécutif comme un outil de fermeté, de simplicité et d’efficacité, l’AFD cristallise pourtant de vives critiques, tant sur son efficacité réelle que sur ses effets sociaux, sanitaires et judiciaires. Cinq ans après sa généralisation, le débat est désormais largement documenté : la France fait-elle fausse route ?
À intervalles réguliers, les annonces politiques sur les grands enjeux sociétaux promettent des réponses simples à des problèmes complexes. Mais à force de privilégier l’effet d’affichage et l’immédiateté médiatique, le risque est grand de creuser l’écart entre le discours et la réalité du terrain, pourtant bien documentée par les professionnels, les chercheurs et les acteurs publics eux-mêmes. L’amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiants s’inscrit pleinement dans cette logique : présentée comme une mesure de fermeté efficace, elle produit surtout des chiffres et des symboles, là où les difficultés sociales, sanitaires et judiciaires appellent des réponses plus fines. Une politique qui rassure en surface, mais qui peine à convaincre ceux qui en mesurent chaque jour les limites concrètes.
Voilà bien une réponse pénale rapide devenue massive mais peut-être trop simpliste. L’amende forfaitaire délictuelle (AFD) s’inscrit dans une logique de simplification et d’automatisation de la réponse pénale. Instituée en 2016, elle est étendue en 2020 à l’usage de stupéfiants, permettant aux forces de l’ordre de sanctionner immédiatement un consommateur sans passage devant un juge. En échange du paiement, les poursuites sont éteintes, bien que l’infraction reste enregistrée. Jusqu’en 2025, l’amende s’élevait à 200 euros, minorée à 150 euros ou majorée à 450 euros, avant l’annonce d’un relèvement à 500 euros. Le dispositif a pris une ampleur considérable : entre 2019 et 2024, 1,6 million d’AFD ont été dressées, dont 635 200 pour usage de drogue. En 2024, près de 40 % des amendes concernaient les stupéfiants, avec des proportions dépassant 80 % dans certains départements, notamment les Bouches-du-Rhône. Les personnes verbalisées sont majoritairement jeunes : près des deux tiers ont entre 18 et 29 ans, souvent en situation de précarité et fortement exposées aux contrôles de l’espace public.
Au niveau de la réalité des chiffres, il s’avère qu’il s’agit d’un dispositif peu recouvrant et socialement inégalitaire.
Si l’AFD est massivement utilisée, son efficacité financière est largement mise en cause. Le taux de recouvrement des amendes pour usage de stupéfiants plafonne autour de 35 %. Autrement dit, près de deux amendes sur trois ne sont pas payées. Ce chiffre a été reconnu publiquement par Emmanuel Macron lui-même, notamment lors d’une précédente visite à Marseille en 2023, où il dénonçait un taux encore plus faible dans la cité phocéenne.
Pour tenter d’y remédier, l’exécutif a évoqué la possibilité d’un paiement immédiat, par carte bancaire ou en liquide. Mais pour de nombreux observateurs, le problème n’est pas technique. Selon le juriste Yann Bisiou, spécialiste du droit des stupéfiants, ce faible recouvrement s’explique avant tout par la situation économique des personnes ciblées. Beaucoup n’ont tout simplement pas les moyens de payer, ce qui entraîne des situations de surendettement, de majorations successives et parfois de spirales administratives sans issue.
Cette dimension sociale nourrit une critique récurrente : l’AFD serait une sanction profondément inégalitaire, frappant davantage les consommateurs les plus visibles dans l’espace public, souvent jeunes et modestes, tandis que d’autres usages, plus discrets et socialement protégés, échappent largement aux contrôles.
Ce n’est pas l’ignorance qui domine, mais une priorisation politique consciente, où l’efficacité symbolique et électorale prime sur l’efficacité sociale et sanitaire, pourtant largement documentée.
Le recul de la mise en pratique du dispositif amène au constat d’une efficacité contestée sur la consommation et le trafic.
Au-delà du recouvrement des amendes, l’efficacité globale de l’AFD est largement contestée. Le dispositif était censé dissuader l’usage et fragiliser les trafics, mais les indicateurs montrent l’inverse. Les prix des drogues restent bas, leur qualité élevée et le nombre de consommateurs ne cesse d’augmenter, notamment pour la cocaïne, dont l’usage a doublé en dix ans en France. Les réseaux criminels, eux, ne montrent aucun signe d’affaiblissement. Dans les faits, l’AFD cible presque exclusivement le cannabis : en 2024, 95 % des amendes concernent cette substance, souvent pour de simples joints. À l’inverse, la cocaïne ne représente que 4 % des sanctions, et l’ecstasy ou la MDMA 1 %. Cette distorsion s’explique par des usages plus visibles dans l’espace public. Pour le juriste Yann Bisiou, l’AFD manque ainsi sa cible stratégique, multipliant les sanctions symboliques sans impact réel sur les usages émergents ni sur le trafic organisé.
Peut-on parler d’une exception française dans le paysage international ? La politique française des drogues apparaît singulière au regard des choix internationaux. En Europe, la plupart des pays ont renoncé à la pénalisation de l’usage au profit de réponses administratives ou sanitaires. Le Portugal, pionnier depuis 2001, a dépénalisé toutes les drogues et confié le suivi des usagers à des commissions médico-sociales, avec une baisse notable des overdoses et du VIH. L’Espagne, l’Italie, la Belgique ou les Pays-Bas ont également privilégié des approches non pénales. Malte, le Luxembourg et l’Allemagne ont engagé des processus de légalisation partielle du cannabis. Hors d’Europe, le Canada et l’Uruguay ont opté pour la régulation, tandis que plusieurs États américains combinent légalisation et réduction des risques. À l’opposé, certains pays d’Asie ou du Moyen-Orient maintiennent une répression extrême, parfois jusqu’à la peine de mort. Entre ces modèles, la France reste isolée, conservant le délit pénal sans véritable orientation sanitaire.
Il existe bien une prise en charge médicale réelle mais elle est fragilisée par le financement, le maillage, etc. Sur le plan sanitaire, la France dispose pourtant de structures reconnues. Les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) et les centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) assurent un suivi médical, psychologique et social, distribuent du matériel stérile et de la naloxone pour prévenir les overdoses.
Mais ces dispositifs sont largement jugés insuffisants, sous-financés et inégalement répartis sur le territoire. Les salles de consommation à moindre risque, expérimentées dans quelques villes, restent juridiquement fragiles et politiquement contestées. Surtout, l’AFD n’est assortie d’aucune orientation systématique vers le soin, laissant l’accompagnement sanitaire au seul volontariat des personnes sanctionnées.
De nombreux professionnels de santé estiment que la crainte de la sanction pénale dissuade les usagers les plus vulnérables de se tourner vers les dispositifs de soins, renforçant la marginalisation et la stigmatisation.
Comme souvent, il y a loin de la coupe aux lèvres car là aussi un fossé s’est largement creusé entre terrain et sommet politique. Les réactions des différents milieux professionnels convergent largement, à l’exception notable du sommet politique. Les médecins et addictologues dénoncent une politique en décalage avec les données scientifiques, rappelant que l’addiction est une maladie chronique et non un délit moral. Les magistrats, tout en reconnaissant l’efficacité procédurale de l’AFD, regrettent la disparition de l’individualisation des réponses et du rôle du juge comme pivot entre sanction et soin. Les policiers eux-mêmes reconnaissent souvent, en privé comme publiquement, que sanctionner les usagers ne tarit ni les réseaux ni les addictions, et génère parfois des tensions durables avec des publics précaires.
Les sociologues et chercheurs dressent un constat encore plus sévère : la pénalisation de l’usage ne réduit pas la consommation, accentue les inégalités sociales et fonctionne davantage comme un outil de contrôle social que comme une politique de santé publique.
Comme sur beaucoup de sujets sociétaux, il s’agit désormais d’une question politique plus que technique. Au terme de cinq années d’application, l’amende forfaitaire délictuelle apparaît comme un révélateur. Révélateur des contradictions de la politique française des drogues, partagée entre affichage sécuritaire et reconnaissance partielle des enjeux sanitaires. Révélateur aussi d’un fossé croissant entre les connaissances accumulées par les chercheurs, les soignants, les magistrats et les acteurs de terrain, et la frilosité politique à assumer un changement de paradigme.
La France ne manque ni de données, ni de comparaisons internationales, ni de structures existantes. Ce qui fait défaut, selon de nombreux acteurs, c’est une volonté politique claire de déplacer le curseur du pénal vers la santé publique. En ce sens, l’AFD n’est pas seulement un outil juridique : elle est devenue le symbole d’un choix de société encore profondément débattu.
Gilles Desnoix
Sources : Ministère de l’Intérieur / Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), MILDECA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), Le Monde, La Provence, le Sénat, la Fédération Addiction, Amnesty International, unaids.org, Université de Montpellier Paul-Valéry (Yann Bisiou)


