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jeudi 25 décembre 2025 à 03:40

Conte de Noël

Quand le facteur ne sonnait plus



 

À Montceau-les-Mines, la rue de Solange ressemblait à un vieux disque rayé. Les maisons aux fenêtres entourées de briques, jadis fières, s’écaillaient au fil du temps qui s’écoulait. Solange, quatre-vingt-cinq ans de patience dans les articulations, habitait la même bâtisse depuis qu’elle avait épousé son mari mineur. Elle connaissait chaque craquement du parquet, chaque reflet de la journée au travers de la fenêtre de la cuisine agrémentée d’un rideau coloré en dentelle. Longtemps, elle avait été le pivot du quartier, celle qui prêtait du sucre et surveillait les cartables. Mais le temps avait passé, les mines avaient fermé, et Solange était devenue, lentement, une ombre se noyant dans la grisaille d’un quartier qui s’étiolait.

Son voisin de gauche, Victor, était un homme de granit qui s’effritait. Ancien chef de chantier, il avait passé sa vie à donner des ordres. Désormais, le seul territoire qu’il lui restait à commander était son petit carré de pelouse tondu à ras et le trottoir devant sa porte. Sa retraite était un désert. Pour combler le vide, il hurlait. Il hurlait contre les caissières trop lentes, contre le bruit, contre les murs. Sa femme, Catherine, s’était effacée dans les replis de la maison, devenue experte en silence pour ne pas déclencher l’orage.

Un mardi d’avril, le dernier pilier de la vie sociale de Solange s’effondra. Jean-Louis, le facteur, posa sa sacoche sur la table de la cuisine. C’était un homme de rituels, avec sa grosse moustache et son rire de gorge.

– C’est fini, Solange. Demain, je rends les clés.

Elle s’arrêta de verser le café, la main suspendue dans le vide.
–  Ils mettent des boîtes au bout des chemins, ajouta-t-il avec l’amertume d’un vieux grognard. On ne montera plus les escaliers. On ne lira plus les ordonnances. On devient des automates.

Pour Solange, ce n’était pas une simple retraite ; c’était un arrêt de mort social. Elle savait que, sans le passage de Jean-Louis, elle pourrait tomber dans sa cuisine et n’être découverte que des semaines plus tard.

L’automne arriva avec son cortège de froideur administrative. Une employée de la mairie, pressée par son planning, vint expliquer à Solange qu’elle devait désormais « passer par le portail » pour ses aides à domicile.

– Quel portail ? demanda la vieille dame en regardant son jardin vide.
–  Le portail numérique, Madame. Vous n’avez pas de PC ? Pas de smartphone ? Juste ce vieux truc à touches ? Il faut vivre avec son temps. Sinon, nous ne pourrons pas assurer le maintien à domicile. Vous n’avez pas de famille ? Non ? Tout le monde a une famille ou des amis, non ?

Solange regarda ses mains déformées par l’arthrose, incapables de caresser un écran. Elle se sentit étrangère dans son propre siècle. Sa famille s’était éteinte, ses amis et amies étaient morts les uns après les autres. Mais comment faire comprendre cela à cette femme pressée qui la regardait comme une espèce en voie de disparition ? Le monde avait-il donc tant perdu en humanité, en empathie, en sens des réalités les plus basiques ?

Puis il y eut l’électrochoc : l’arrivée de Samir. Un homme discret, au regard doux, qui portait son enfant sur ses épaules comme un trophée. Victor le surveillait, les poings serrés, voyant en lui le symbole d’un monde qu’il ne maîtrisait plus. Un matin, Samir frappa chez Solange. Il n’utilisa pas de grands mots.

–  Madame, votre terre a soif. Je peux la travailler ? J’ai besoin de terre pour nourrir les miens.

Solange, méfiante au début, finit par accepter. Elle redécouvrit le plaisir de surveiller la pousse des courgettes, de préparer un café pour cet homme qui l’écoutait parler du Montceau d’autrefois sans jamais regarder sa montre. Elle n’était plus une « usagère du numérique », une espèce en voie de disparition. Elle était la propriétaire d’un jardin partagé, une femme utile.

Mais Noël approchait, et avec lui la tempête. Victor, abreuvé d’ennui et de vin aigre, ne supportait plus de voir Samir et Solange rire ensemble. Pour lui, c’était une trahison de classe, une insulte à ses vieux fantômes de la guerre d’Algérie qu’il n’avait jamais su enterrer. Le 20 décembre, il explosa. Ses cris déchirèrent la rue.

– Tu as oublié qui on est, Solange ! Tu laisses ces gens-là s’installer ? C’est le début de la fin !

Solange, pétrifiée derrière son rideau, ne voyait plus Victor. Elle revoyait 1940. Elle revoyait la Peugeot 202 de son père chargée à craquer, la poussière des routes, la peur viscérale de l’inconnu qui vous chasse de votre foyer. Le traumatisme de l’exode, enfoui depuis soixante-dix ans, remontait à la gorge.

Le lendemain, lorsqu’elle vit Samir charger sa voiture pour ses vacances, elle ne réfléchit pas. Elle crut qu’il fuyait la haine de Victor. Elle crut que tout était fini. Elle ferma ses volets, tourna la clé trois fois et se coucha. Elle ne voulait plus voir ce monde qui criait trop fort, qui l’ignorait, qui, en quelque sorte, la gommait, la rendait invisible. Elle cessa de manger, se laissa glisser dans un sommeil de plomb, espérant ne plus se réveiller dans un monde aussi cruel.

Le 26 décembre, Jean-Louis, incapable de rester sédentaire, fit comme à l’accoutumée un détour par son ancienne tournée. Il vit la boîte aux lettres pleine à craquer de publicités pour des dindes et du champagne. Au même moment, la voiture de Samir s’arrêta derrière lui. La famille revenait, le coffre plein de cadeaux. En voyant Jean-Louis et l’inquiétude qui se lisait dans ses yeux, Samir comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas.
– Elle n’a pas bougé depuis quatre jours. Je passe tous les deux jours, les volets restent fermés, la boîte est pleine. Il y a quelque chose de pas normal, lança Jean-Louis, l’œil aux aguets.

Ils n’hésitèrent pas une seconde. Samir enfonça la porte à coups d’épaule, qu’il se massa ensuite un long moment.

À l’hôpital, la chambre était petite mais pleine de vie. Solange ouvrit les yeux sur une paire de moustaches grises et un bouquet de fleurs des champs que la femme de Samir avait dénichées on ne sait trop où..

— On vous a ramené du comté, Solange ! Et on a gardé des graines pour le potager de mars, murmura Samir en lui prenant la main.

La vieille dame sourit, une étincelle de malice revenant dans ses pupilles.
– Je suis une vieille entêtée… J’ai eu peur. J’ai cru que tout le monde partait encore.
– Personne ne part, Solange, trancha Jean-Louis. On est là et encore pour un bout de temps..

La femme de Samir vint lui serrer la main avec un sourire complice.
– On vous avait ramené du comté, c’est bon pour les os, mais comme vous étiez là, on l’a mangé.

Son mari, offusqué, lui donna un coup de coude.
– Ne l’écoutez pas, ce n’est pas vrai. Il vous attend quand vous rentrerez chez vous.

Solange rit, regarda chacun à tour de rôle et poussa un long soupir.
– Je suis une vieille bête… Victor est venu hurler sur moi, je vous ai vus partir, j’ai cru qu’il vous avait fait fuir. Ça m’a rappelé l’exode, les baluchons sur la Peugeot 202 de papa. Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite. Merci… merci. Quelle vieille bête je fais.

Dans le couloir, Victor était assis sur une chaise en plastique. Il ne hurlait plus. Il tenait entre ses grosses mains une boîte de chocolats, le visage ravagé par le regret de celui qui avait failli commettre l’irréparable. Il n’osait pas entrer, mais pour la première fois, il attendait son tour.

Ce Noël-là, à Montceau-les-Mines, le silence de la rue n’était plus une absence, mais une promesse : celle d’un printemps où les légumes pousseraient à nouveau, et où Solange, définitivement visible, veillerait sur son jardin.

 

Gilles Desnoix

 

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2 commentaires sur “Conte de Noël”

  1. boulou71300@free.fr dit :

    Merci Gilles pour ce clin d’oeil.Faire et défaire , un jour nous remettrons l’humain au centre de la vie

    Bon Noel.

    Jean Louis

  2. soccer dit :

    je connais très bien jean-louis, un facteur qui prenait toujours son temps pour un petit mot avec ses clients meme qu’il soit en retraite maintenant c’est pareil, on en voit plus des facteurs comme ça et c’est bien dommage
    bonne retaite jean-louis
    gilles un ancien des lopofa