La Claudine aime bien le week-end, mais parfois le lundi est le bienvenu.
Week-end en continu : anatomie d’une polémique médiatique
Comment les chaînes d’info transforment le vide en tempête (avec méthode, constance et un soupçon de talent)
Le week-end, pendant que certains font la grasse matinée, d’autres travaillent d’arrache‑pied : les polémistes. Car il faut bien remplir l’antenne. Et quand l’actualité se fait discrète, la polémique devient une matière première renouvelable, recyclable et surtout inépuisable.
Depuis des semaines, des mois même, la Claudine ronchonne et réfléchit sur ce sujet. Elle cogite ferme sur les thèmes qui permettent aux chaînes d’information en continu de tenir 48 heures sans événement majeur, tout en donnant l’impression d’une crise permanente. Le phénomène se propage ensuite aux réseaux sociaux, alimentant des polémiques sans fin, sources de litanies de commentaires de toutes sortes, souvent troubles…
Parce qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer, la Claudine a réalisé une cartographie précise et légèrement ironique de certains des fameux thèmes de polémiques.
D’abord la trop souvent utilisée opinion magique : le « ras‑le‑bol des Français ». S’il existe une phrase totem, c’est bien celle-ci. Elle surgit après un fait divers, une vidéo virale ou une déclaration maladroite. « Les Français n’en peuvent plus. Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? Quand ont-ils été consultés ? Mystère. Mais l’affirmation suffit. Maix, pourquoi ça marche ? Parce qu’elle permet de parler au nom de tous sans s’embarrasser d’enquêtes, de chiffres ou de nuances. Le plateau devient alors une séance de ventriloquie nationale. Cette opinion magique a un double effet médiatique. D’abord elle présente une émotion comme un fait, et cerise sur le gâteau elle maintient la sinistrose nationale souhaitée.
Ensuite, il y a les expressions qui ont la faculté de faire monter la tension de la Claudine. L’“ensauvagement” et la “perte de repères”. Ce sont des concepts mous qui ont un rendement maximal. Un must dans les éléments de langage creux et percutants.
Ces expressions ont une qualité rare, car elles ne veulent rien dire précisément, mais évoquent beaucoup. Leur nature conceptuelle permet de relier un fait divers, l’immigration, l’école, la justice, parfois même la météo sans avoir à faire preuve de liens de causalité, ni même de la solidité de la construction intellectuelle du propos. Non, ce qui est suggéré est plus impactant que ce qui est prouvable. Et c’est très efficace et idéal le week-end, la période où l’esprit survole les problèmes plus que la semaine, où il a besoin de décompresser, de se mettre au vert, alors des formules prêtes à absorber sans réfléchir c’est l’idéal.
Aucune définition, aucune contradiction possible. On ne débat pas d’un concept flou, on l’habite.
La très célèbre interpellation qui énerve au plus haut point la Claudine : « Où sont les parents ? ». Voilà bien le coupable, toujours disponible.
Quand une explication sociale, économique ou institutionnelle devient trop complexe, on convoque la morale et les parents, l’école, « l’éducation » deviennent des responsables commodes. Cela présente un avantage majeur car ça évite de parler de moyens et surtout de leur absence, de politiques publiques, de conditions de travail, d’inégalités.
La faute devient individuelle, donc rassurante. Et puis diviser pour mieux régner, c’est l’art de gouverner. La jalousie reste un sentiment basique pour beaucoup, alors leur désigner un coupable, une catégorie de coupables, c’est rassurant, on peut continuer de désigner les autres comme boucs émissaires. Mais cela ne dit rien de la réalité des faits et de leurs implications quotidiennes de terrain en lien avec une soi-disant défection parentale.
Et les fausses oppositions comme « Liberté d’expression vs censure », voilà bien un débat autoalimenté.
Un propos critiqué ? Parfait. Il ne sera plus jamais question de son contenu, mais uniquement du droit de le tenir. On évacue le débat de fond, surtout s’il est gênant ou s’il s’avère totalement creux ou inexistant. La Claudine se rend compte que l’on a à faire à une mécanique bien huilée dans ce cas précis. Une polémique démarre, on dénonce l’impossibilité de débattre mais en fait on débat pendant des heures… de l’impossibilité de débattre. Et les gens, les rédactions se prennent au jeu, alimentent le feu dans la chaudière. La boucle est bouclée. Jusqu’à ce que la vapeur fuse et qu’un autre sujet impossible à débattre vienne prendre place sur les rails du faux débat impossible.
Dans cet ordre d’idée, on trouve aussi les mises en perspective « Peuple contre élites », une mise en scène permanente. C’est plateaux contre terrain, experts contre bon sens, Paris contre “la vraie vie”, la province. Ça marche à tous les coups car la fonction de cette tactique est de disqualifier toute parole nuancée avant même qu’elle ne soit prononcée. La complexité devient suspecte, la simplification vertueuse. Et là on ne parle pas de rendre simple les choses, mais de les rendre simplistes, assimilables par tous sans besoin de réfléchir.
La Claudine en est consciente, une autre technique trouve son emploi et son quart d’heure de gloire régulièrement dans les chroniques : l’anecdote promue symptôme national
Une affiche retirée, une sortie scolaire annulée, une décision locale isolée : le « signal faible » devient preuve d’un basculement général. Il s’agit là d’un procédé classique. En partant d’un cas marginal comme le fameux agriculteur propriétaire de terrains sur l’ile de Ré, le sujet de couleur que fréquente une ministre, un conducteur de train absent parce qu’il ne s’est pas réveillé, un film polémique que des municipalités refusent à la diffusion dans leurs cinémas, etc. Partant d’un fait en soi isolé, voire même non signifiant, toute la technique va se tenir dans l’amplification (voire la déformation), la généralisation afin de susciter une indignation nationale. Et couronne sur la galette des rois, même si les faits sont corrigés ensuite, la polémique, elle, reste en circulation.
La Claudine en a souvent assez des affirmations inoxydables du genre « deux poids deux mesures ». C’est l’argument indéboulonnable, l’assertion indémontable qui satisfait le sens exacerbé de l’injustice pour beaucoup, même si l’expression trouve parfois un réel fondement.
Justice trop laxiste ou trop sévère, médias biaisés, autorités incohérentes, souvent quand un fait, une situation, nous révoltent, nous pensons cela, la Claudine comme les autres. Mais comme il ne faut pas généraliser ou essentialiser, la Claudine essaie toujours de raison garder. C’est toujours un argumentaire imparable parce que c’est invérifiable à chaud et émotionnellement très efficace. Chacun peut y projeter son ressentiment. En plus il s’agit d’un argument joker bien utile car il s’adapte à tout.
Et si cela n’a pas assez d’impact, si cela ne rend pas les gens assez nerveux, assez révoltés, alors on enclenche la mise à feu du second étage : l’urgence fabriquée. Comme toujours, il s’agit de gouverner à chaud, de ne pas laisser le temps de réfléchir, de fournir un curseur temps dirimant. « On ne peut plus attendre. ». Depuis des mois, la Claudine entend ça à propos de tout dans la crise gouvernementale qui secoue le pays, dans la crise agricole, dans le problème de la réforme des retraites et à propos de tout et de rien. Cette phrase accompagne souvent des solutions expéditives, proposées sans étude, sans évaluation, sans recul. La Claudine voit bien l’intérêt médiatique de la formule. Il s’agit de créer l’impression d’une crise permanente, même quand les indicateurs sont stables ou anciens. Et cela marche sur une grande partie de l’opinion, même si à force l’impact vient à s’émousser.
La Claudine aimerait bien, par contre, que l’on mette en avant un peu plus et sur le fond, pas sur la superficialité des choses dont on ne parle jamais (ou presque) et qui restent trop hors champ comme le climat, l’hôpital, l’école au long cours, le logement, la pauvreté, les comparaisons internationales, les données sur 10 ou 20 ans. Surement parce que c’est trop complexe, pas assez spectaculaire, peu compatible avec le débat minute par minute.
En fait, la Claudine se dit en son for intérieur que la polémique est un produit d’antenne. La polémique du week-end n’est pas un accident, c’est un format qui permet de remplir l’antenne, de provoquer des réactions, de polariser sans résoudre, de donner le sentiment d’une information en continu… sans continuité analytique.
Les téléspectateurs, les followers trouvent là un théâtre bien rodé, où l’indignation tient lieu d’actualité, et où le bruit remplace souvent le débat. Avec un peu d’entraînement, le téléspectateur averti peut désormais reconnaître la manœuvre. Et, pourquoi pas, zapper avant le troisième tour de plateau. La Claudine aimerait bien que cela soit. Mais sans doute voit-elle les choses trop sombres ?
Gilles Desnoix


